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Samedi 25 novembre                                   

            Toujours depuis Santa Cruz de Tenerife. Enfin presque : j’ai changé de ponton. Faut avouer que ça n’a rien à voir. Les douches sont à 5mn, ça sent beaucoup plus la merde marinée à l’eau salée, ça brasse un peu moins, et les allemands d’en face refusent obstinément de répondre à mes salutations. Hier soir, ils m’ont regardé faire ma manœuvre d’atterrissage depuis leur apéro sans broncher, à 2m de mes amarres … Bref, ici c’est le fond du port. Les bateaux qui s’envasent au lieu de s’en n’aller sur l’eau. Ce ne sera pas le cas de Chekspire puisque ce soir je réceptionne Xavier, un copain de lycée, et qu’on met les bouts dès que possible… c'est-à-dire après quelques réparations…  

            Seul en mer le plus difficile c’est de ne pas pouvoir polémiquer pour trouver un responsable. Même pas un chien errant à latter en réponse au ‘à qui la faute ?’. Si je pose les faits objectivement, j’ai des tas d’excuses : le service météo anglais indisponible, celui d’Espagne qui n’annonce que 48h de prévisions, le beau temps –c’est trompeur le soleil, en principe quand c’est a galère en mer il pleut, y a des éclairs et une cascade de cymbales et de roulements de tambours dans la bande son- ; le baro qu’est plat comme un œuf ; et les conditions de départ : i-dé-ales.


Indiana Jones en plus gras ?

            En plus, j’étais paré à la grande aventure : un énième tour à la cheklist : baudrier, saucissonné;  crème solaire, tartinée; téléphone portable, chargé; cachets mal de mer, sous la main; eau à bulles et pain aux figues, aussi ; bonnet (ou casquette ?), bob feuille de salade; appareil photo, paré; cartes à jouer, pièces de monnaie, dans la descente; l’indispensable était portée de main

            …Jusqu’à ce que l’indispensable se mêle au superflu dans un flou fatal à une brique de lait passé, quelques vieux cédés, l’accord de mon ukulélé, les rivets que j’avais posés la veille, une manivelle de winch (traduisez un bidule en fer pour tourner un machin en alu et tirer sur toutes sortes de trucs), le fond des toilettes, celui de la douche, brosse à dents, serviette (qu’ont baigné dans les fonds passés par-dessus); j’en passe.

           

Je vous démêle les faits. Pour ce qui est de ma ligne de pêche à la traîne j’ai fini par renoncer.

Les fonds de Santa Cruz, ça me rappelle le bureau !

            Deux semaines de bouine, c’est trop long. La bagarre avec cette saloperie de Liste de Tâches m’a lassé, les derniers jours je pratiquais plus souvent les trous dans mes doigts que dans le bois, l’alu ou le pont.  Sans rentrer dans les détails, le bateau a quand même bien gagné en confort avec l’aménagement de tout l’intérieur du carré (équipets, électricité) en sécurité (changement du guindeau, remise à neuf de la grand voile, reprise et réglage du gréement) et en allure (brossages, grattages, rincages, lavages, bavardages). Le carnet d’adresse s’est chargé de quelques nouvelles signatures bretonnes, américaines, italiennes, anglaises, financières, et bien sûr de celles d’espagnols patients et/ou bilingues.

            Mais quinze jours à jeter quotidiennement des amarres à ceux qui partent pour le Cap Vert ou les Antilles, ça tire. Et puis le feuilleton des Assedics a choisi de tourner une nouvelle saison, mais sans préciser le nombre d’épisodes, alors faut penser à moins sortir de sous en attendant d’en rentrer. Sans compter que je suis sensé accueillir la petite famille début décembre. Ce qui signifie qu’en mer je dois être certain de pouvoir manœuvrer le bateau seul.

            Autant de bonnes raisons pour prendre quelques jours de large pendant que la météo semble favorable.

            Enfin quelques soirées à surveiller mes amarres au mouillage ça me changera des récits de naufrages, de tempêtes, d’expériences affreuses dont je me gave depuis l’arrivée. En plus, si j’attends encore je sens que je vais faire comme un certain nombre de ces marins au long cours collés à quai depuis des mois avec toujours un truc important à régler avant le Grand Départ pour le surlendemain. Lire la trouille chez les autres rend la mienne plus consistante.

            Une fois au large, je constate que tout seul, la peur reste à terre, le mal de mer aussi. Il y a tant à faire. Même une fois le bateau lancé, toujours un réglage à reprendre, une trajectoire à recalculer, un bout à démêler, un truc à réparer, une réparation à rattraper…

Au large de Santa Cruz

 

Et puis guetter comme un étranger le dialogue du vent et de la houle, pour se faire une petite place sur leur carnet de bal. Entrer maladroit dans la danse, marcher sur la traîne d’une vague,  se faire gifler.  Lire l’avenir de l’air sur les rides du flot, se tromper un peu moins souvent. Et enfin trouver le groove puissant de mes 73kg (à peine !) fondus dans les 9 tonnes du bateau posé comme une écharde au fond du temps. Glisser du tango à une valse lancinante…


Record de connerie !!

 

          

  C’est la valse qui m’a joué un sale tour. Faut se méfier de ces bœufs qu’en finissent plus, on se laisse aller au bonheur de l’instant et on oublie le tout. Le morceau enfle, la mesure s’allonge, et quand le flic débarque pour faire baisser le son c’est déjà trop tard, on ne maîtrise plus l’instrument.

En mer on a le temps, suffit d’être vigilant. Quand la mousse sur le bout des lèvres d’une vague s’envole jusqu’au visage, le baiser est violent, mais demeure grisant. Quand ça mouille salé dans le cou, un nouveau surf et c’est l’ivresse. Mais quand ça fume dans mes poings serrées, faut démêler la peau des mains de la gaine de l’écoute.

 Je rassure ma maman j’allais écrire : « là c’est trop tard !».

En fait pas du tout c’est pas trop tard, il faut juste rentrer de la toile. Pas le choix. Sinon il ne se passe rien de spécial, le bateau refuse. C'est-à-dire que malgré le gouvernail il va se tourner face au vent. En passant par le travers l’eau lèche le pont, on entend la valdingue des affaires à l’intérieur et puis nada on avance plus. La manœuvre est de routine, on la fait à chaque sortie puisqu’il faut bien les rentrer les voiles à un moment ou à un autre. Sauf que quand le vent monte, soit on le fait par anticipation et on se fait brasser un peu avec les chocottes pour ne pas perdre les lunettes. Soit on le fait bien trop tard et on se mouille, on se cogne, on force tant qu’on peut et on a l’air malin pendu à la grande voile un demi mètre au dessus du pont à se demander pourquoi on a pas choisi ping -pong.

            L’avantage c’est qu’on pense plus au lunettes.

            Curieusement dans ce genre de situation le temps semble ralentir, on pense un instant à qui on pourrait bien engueuler; mais comme il n’y a pas le moindre chien errant dans le quartier (les canariens abandonnent leur cabot en montagne plutôt qu’en mer, allez savoir pourquoi) on oublie le pourquoi ou le comment. Reste l’instant présent, qui aspire des ressources qu’on ne se soupçonnait pas. La sensation sauvage de vivre. Une vaste sérénité.

            Un peu comme être devant un public quand ça dépote.

            Concrètement, il existe au sud de Tenerife un phénomène d’accélération des vents par effet Venturi, dû aux 3000 m de volcan qui dévie et condense le flux. C’est connu et répertorié sur les documents marins.  La météo annonçait un force 4 à 5, avec une mer agitée. Traduit depuis Beaufort ça donne je cite : « Jolie brise, 11 à 16 nœuds (20 à 30 km/h), petites vagues, nombreux moutons ».

            En petit con avide de sensations, j’ai attendu cette accélération sans réduire la voilure. Je me suis retrouvé avec un 7 établi « Grand frais, 28 à 33 nœuds, lames déferlantes, traînées d’écume ». Je précise que les ‘lames déferlantes’ dépassaient rarement les trois mètres, l’accélération étant un phénomène localisé.

            Même l’excuse de gagner du temps sur le trajet est mauvaise, car le temps de prendre 2 ris (réduire les voiles) dans ces conditions, ma moyenne en a pris en sacré coup.

Mouillage à Las Galletas

            Arrivé à Las Galletas, le vent tombe avec la nuit. Je mouille le bateau à derrière un allemand antipathique (encore !). Parenthèse lexicale : effectivement les terriens avisés noteront qu’un bateau dans l’eau est déjà mouillé. Tout à fait Thierry. Ce n’est donc pas le navire ni l’équipage qu’on mouille mais son ancre plus un maximum de chaîne dans l’espoir de rester sur place malgré vent et courants.

            Une fois mouillé, donc, je revisite mes conneries du jour et en tire plusieurs constats qui raviront ma maman. Un : J’écoute les conseils de Jeff. Deux: je vis à bord d’un bateau exceptionnel qui est resté manoeuvrant longtemps. Trois: J’applique les conseils de Jeff. Quatre : j’ai la chance d’avoir vécu cette expérience avant d’embarquer Ado et Nour, on ne m’y reprendra plus. Cinq : j’ai un remède miracle pour les brûlures de mains.      

            Cette nuit là, une fois assuré que l’ancre avait touché, j’ai dormi comme jamais. C’est curieux, j’ai rêvé d’un spectacle de marionnettes à fil dont j’étais à la fois acteur et spectateur. Je me disais qu’avec un spectacle pareil, j’étais tranquille pour longtemps.


            Las Galletas –les Galets-, est un petit port au Sud de l’île. Nous y avons passé deux semaines il y a quatre ans avec Ado. J’ai passé mon niveau trois de plongée dans les eaux claires de la zone.

            C’est la raison de ma visite. Le lendemain, la journée est consacrée aux démarches professionnelles. Bonne pêche. En principe j’aurai du boulot dès mi décembre, trois clubs m’ont proposé du travail pour les fêtes de Noël et deux pour février. En passant, j’ai même repéré un hôtel moche qui prendrait une animation de magie par semaine.

Déjà vu un manège à deux balles ?

            La mauvaise surprise c’est qu’il y a des travaux dans le port. Je vais devoir remettre ma journée rien foutre-nager-rien foutre-sieste à plus tard car je me fais méchamment virer par un obèse dans une barque, tirant autorité et jurons d’un stetson blanc impeccable. Jolie prouesse vu l’état du reste du personnage.

            Comme il est trop tard pour prendre la mer, je me fous à l’extérieur devant l’entrée du port. Je gagne une sympathique nuitée sur la couchette de quart avec réveil toutes les 20 minutes pour surveiller la marée, ma position et ces rochers vraiment trop noirs sous ce dernier quartier de lune ennuagé. Réveil avec les pêcheurs qui partent au bureau, et cap sur la case départ appuyé sur un petit vent de sud  qui va forcir avec la chaleur du jour.

           

Un peu de bricolage en mer au cas où je pensais me poser à l’étrave pour profiter des dauphins, une ligne de pêche deux fois démêlée trois fois emberlificotée, et me voici à l’entrée du port de Santa Cruz avec une nouvelle petite tracasserie toute bureaucratique.

            En principe la réglementation veut qu’on annonce son arrivée par radio (canal 12) une heure avant de se présenter à l’entrée du port. Pris dans mes manœuvres et la préparation à l’atterrissage, j’ai glissé mon message entre deux cargos une fois dans le chenal. J’ai eu droit au spectacle assez jouissif d’un douanier qui me suivait en voiture, puis à pied depuis la jetée pour m’intimer immédiatement sur le champ sans tarder de passer un appel radio sur le canal 9. Comme je pense qu’il ne sait pas nager, je le fais attendre jusqu’à ce que le bateau soit prêt et j’obtempère. Sur le canal 9, on me dit de causer au 12. Belote. Mais le douanier qui me reçoit sur le 12 depuis sa voiture veut aussi m’entendre sur le 9.  Rebelote. La dame du 9 s’énerve, faut aller au 12. Alors je montre mon émetteur au douanier, je gueule  ‘canal nueve !’ et on dirait qu’il reçoit la lumière.

            J’avais eu le même feuilleton sans douanier à mon départ.

            J’ai retrouvé le petit monsieur à quai, bien plus tard. Il me courrait après alors que j’allais vider une première bière. D’un air autoritaire il me tend une liasse. Le gentil petit monsieur est allé photocopier rien que pour moi les articles de réglementation interne de l’autoritad portuaria au sujet de l’utilisation du canal 9. Après lecture et un entretien laborieux je confirme : A Santa Cruz de Tenerife, il faut appeler le 16 pour dire que vous appellez le 12 à qui vous direz que vous passez sur le 9 pour demander une place au port.

            Petit précision technique : pour cela il y a deux correspondants (toujours les mêmes) qui chacun tournent une molette sur leur appareil pour pouvoir se parler sur le nouveau canal.

Ah les eaux turquoises de Tenerife !

         

  A voir l’accueil des marineros, je crois qu’ils ont bien apprécié de voir le douanier courir…

            La soirée a été brève, j’ôte les glaçons dans ma pression, avale une assiette chinoise, et regagne ma couchette malgré le roulis sur le bitume de la cité.

            Ce matin, réveillé de mauvais poil par le vacarme du port. Un arc en ciel complet rase les toits des buildings des quais. Et pour noyer le ronchon une odeur de marrons chauds sur le chemin de la douche ma ramène au pays, une autre vie qui ce matin tient toute entière dans la fumée d’un brasero… 

 

 

A plouffe !

 

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